Préambule
Ce trouble psychopathologique survient préférentiellement durant l'adolescence, au moment où de nouveaux enjeux corporels surviennent chez l'enfant, l'invitant à contempler et anticiper son futur corps d'adulte. Le jeune commence à percevoir ce qui l'éloigne progressivement de son statut de tout petit. L'anorexie mentale correspond à 1% de la population générale et s'inscrit surtout durant la période de l'adolescence. Elle existe dans tous les pays et survient à toutes les époques.
Elle se traduit chez quelques bébés et jeunes enfants, qui présentent souvent des troubles envahissants du développement et/ou psychotiques en toile de fond. Leur pronostic vital est souvent engagé. Il peut également apparaitre des nanismes anorexiques, se caractérisant par des enfants qui se refusent à grandir.
C'est toutefois à l'adolescence que les anorexies s'annoncent et plus fréquemment chez les filles. Ce trouble psychopathologique est plus rare chez le garçon mais lorsqu'il survient, il peut aussi être plus sévère. Une anorexie passagère et ponctuelle peut également annoncer un deuil difficile, cette perte de poids traduit alors des mouvements dépressifs et périclite une fois la phase de deuil amorcée (renoncement/acceptation et réinvestissement d'une personne ou d'une situation déchue).
Enfin, l'anorexie peut également s'inviter à l'involution, les personnes âgées se dénutrissent rapidement, ce qui participe à un syndrome de glissement, une forme très particulière de suicide chez la personne vieillissante se refusant à poursuivre sa vie.
Définitions
Le diagnostic de l'anorexie mentale de l'adolescent répond à plusieurs critères :
- il s'agit d'une conduite active de restriction alimentaire volontaire et régulière. La personne évince progressivement certains aliments perçus comme trop caloriques au profit de ceux ayant des composés diurétiques. L'association de médicaments laxatifs et vomitifs peuvent également colorer ce tableau dans des phases plus aigues.
- un amaigrissement survient sous forme de perte de poids de plus en plus importante, parfois rapide mais pas toujours. Le poids initial peut être divisé par deux, sans que le ou la patient(e) ne prenne réellement conscience du pronostic vital engagé. Le sujet fait l'objet d'un déni vis-à-vis de cette situation pathologique, en d'autres termes, il ne mesure pas la portée véritable de ces actes, privilégiant la restriction alimentaire sur sa santé. Il apparait fréquemment des œdèmes de carence, une diminution de la pilosité, des ongles cassants, une cyanose des extrémités des membres corporels (doigts des mains et des pieds), dus à une mauvaise circulation sanguine...
- l'aménorrhée apparait alors en l'absence de grossesse. Ce signe clinique est considéré comme appartenant à la problématique anorexique au-delà de trois cycles de règles interrompus. Dans les états plus sévères, il est observé des complications somatiques telles qu'une perte des cheveux et des dents, une fonte musculaire, une baisse de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque.
La boulimie peut accompagner l'anorexie mentale et se traduit par la survenue incontrôlable d'une ingestion alimentaire très importante dans un temps très limité. Cette conduite produit une décharge d'excitation (plaisir libidinal) sur l'instant mais inaugure dans l'après coup un vif sentiment de honte.
Cette sensation contraint le sujet à pratiquer la boulimie en cachette, à vomir les aliments ingérés et/ou à prendre des médicaments susceptibles d'éliminer dans le même temps la honte (autrement dit le plaisir pris) qui accompagne cette conduite. Notons parallèlement que le patient boulimique (strict) se préoccupe beaucoup de son apparence mais, dans la majorité des cas, ne présente pas de perte de poids.
Symptômes précurseurs à l'anorexie mentale et processus psychologiques engagés
Bien souvent le trouble de l'anorexie mentale survient suite à un régime hypocalorique chez une adolescente qui présentait au départ un léger surpoids. Ce régime alimentaire peut également faire suite à une déception amoureuse, à un changement de situation familiale (départ d'un frère ou d'une sœur, éloignement familial, abandon parental...). Il peut enfin être pratiqué en partenariat avec un autre membre de la famille (mère, grand-mère...) et est accueilli dans ses débuts de façon très positive.
Notre société actuelle a aussi tendance à valoriser et maximiser la minceur au détriment de l'embonpoint, le « gras » étant sujet à toutes sortes de moqueries. D'ailleurs, la plupart des photos de mode sont régulièrement modifiées dans ce sens et offrent ainsi une vision idyllique et illusoire du corps, notamment au féminin. Cette distanciation entre fantasmes et réalité corporelle n'est pas entendue par ces jeunes filles et seule la maigreur est félicitée.
Il arrive que l'adolescente parvienne « trop bien » à poursuivre ce régime, elle réussit avec talent à perdre du poids, elle se montre douée dans cette discipline périlleuse, lui valant un grand mérite. Elle s'engage dans un processus qu'elle pense maitriser mais prend progressivement du plaisir à flirter avec ses limites corporelles, à défier la mort. Bien entendu, ces processus sont inconscients chez le malade anorexique : car l'anorexie débute également avec l'apparition des formes féminines chez la jeune fille à la puberté, ces formes légitimant l'avènement de sa sexualité future.
Il apparait alors trois cas de figures chez la jeune fille anorexique :
- elle refuse absolument que son corps évolue, elle tente d'éliminer ses hanches, sa poitrine avec des vêtements serrés, parfois en appliquant des bandages de contention sur les parties de son corps qu'elle souhaiterait voir disparaitre.
- elle se refuse à avoir ses règles, symbole de la condition féminine puis maternelle.
- elle refuse également la sexualité.
Relation avec ses proches
Environ un tiers des figures maternelles de ces adolescentes ont été elles aussi anorexiques dans leur passé. Les processus d'identification féminine étant à l'œuvre chez la jeune fille peuvent influencer ces conduites, de même que la façon dont a pu être nourri ce bébé. Il est possible de supposer que cette maman, préoccupée par son poids, a peut être pu penser ou faire des remarques provenant de sa problématique personnelle mais l'inscrivant, dans le même temps, involontairement et progressivement sur le devant de la scène psychique de son enfant.
Du côté paternel, ces jeunes filles ont souvent eu le sentiment de vivre dans un climat incestuel (et non incestueux !). Il s'agit fréquemment là de fantasmes et non de la réalité. Car elles ont généralement des pères maladroits dans leurs gestes, paroles et regards portés sur leur fille. Ces attitudes convoquent en retour chez la jeune fille la peur de séduire cet homme (époux de sa mère) de façon incongrue, car condamnée par la morale et le tabou de l'inceste (fantasmes œdipiens).
A ce propos, il est très important que les pères, indépendamment même de l'anorexie mentale de leur fille, s'interdisent de regarder ou même de penser le corps de leur fille. S'exprimer à ce sujet participe au climat incestuel : des phrases comme « t'es bien roulée, t'as de belles formes, tes seins ont grossi, t'es mieux comme ça, t'as de beaux yeux... » sont à bannir des échanges au quotidien afin d'éviter de convoiter ou même de susciter l'érotisation du lien père/fille.
Symptômes comportementaux présents chez l'anorexique
Etonnamment, force est de constater que les sujets souffrant d'anorexie mentale sont souvent en bonne forme physique malgré leur carence nutritionnelle, une fois le processus pathologique bien engagé et le corps habitué à ces restrictions alimentaires. Le sujet peut pratiquer du sport deux à trois fois par semaine, travailler de façon convenable à l'école, voire surinvestir cette sphère de façon particulièrement étonnante, ou encore cuisiner pour tout le monde à la maison....
La difficulté quotidienne de l'anorexique concerne les repas, le sujet cherche tous les prétextes pour éviter ce moment et se montre très créatif dans sa répartie pour asseoir son argumentation : il a déjà mangé, il a mal au ventre, il mangera plus tard, il a autre chose de plus urgent à faire; le tout saupoudré d'une grande dose de banalisation.
Ce déni particulier retrouvé dans l'anorexie mentale se nomme "dysmorphophobie" ou trouble de l'image du corps. Ce symptôme est emprunté à d'autres troubles psychiatriques mais demeure (contrairement à la schizophrénie par exemple) isolé au sein du tableau clinique. Bien que cette perception corporelle soit inadaptée à la réalité, la plupart du temps le sujet n'est pas délirant ou psychotique. Seule la perception du corps est teintée par cette obsession négative de grossir.
Lorsque son entourage lui fait remarquer sa perte de poids, la personne a bien des difficultés à considérer cette observation qu'elle dénie rapidement au profit d'une idée bien ancrée, celle de se sentir trop grosse. Ces propos sont désarmants pour la famille mais aussi pour les professionnels en ce sens qu'en même temps qu'ils agrémentent la toute puissance symbolique de la personne anorexique, destituent en l'autre ses possibilités de lui venir en aide et de l'accompagner vers un cheminement psychique plus pertinent et rationnel.
L'évolution et le pronostic de l'anorexie mentale
Trois temps sont notés au décours de l'anorexie mentale :
- Au début, l'adolescente va bien, elle mange régulièrement et maitrise son alimentation. Mais bientôt, plus l'anorexie chemine et envahit les pensées de l'adolescent, plus les calories sont comptabilisées. Les anorexiques deviennent de véritables experts « nutritionnels ».
- Le sujet passe progressivement d'une alimentation solide grasse et sucrée à l'absence totale de féculents et de glucide. Plus aucune substance grasse ou sucrée... n'est ingérée et l'adolescent lui préfère des liquides très peu consistants et caloriques sous forme de thé, de bouillon.... Cette phase liquide s'accompagne également de vomissements. Ce sont non seulement les aliments solides qui se voient sont évincés, puis également les liquides.
- Dès lors, le corps n'a plus de consistance, le plaisir de manger s'effondre, c'est un temps durant lequel l'anorexique se perçoit comme « aérien ». Le corps est léger, susceptible de s'envoler. Dans certaines formes très sévères, la jeune fille ne sent plus ses os, peut avoir l'impression de grossir en gonflant ses poumons d'air... et tenter ainsi d'en réduire le processus en respirant à cadence plus longue. La jeune fille souffre alors de « psychose mono symptomatique », en d'autres termes, seul le terrain du corps est perçu de façon délirante : l'image de soi est psychotique, mais tout le reste de sa psyché demeure ordinaire, la jeune fille est plutôt charmante et communicative surtout au sujet de son poids.
Le risque principal de l'anorexie mentale est létal, en ce sens qu'une trop grande perte de poids engage le pronostic vital de la personne qui souffre d'anorexie mentale. Le calcul de l'IMC (Indice de Masse Corporelle qui ne doit pas être inférieur à 18, selon la législation en France) permet de mesurer les incidences de la maladie sur le corps et de repérer les limites physiques et physiologiques de la personne. Certaines complications secondaires peuvent être engagées : comme l'arrêt cardiaque. L'autre risque est celui d'une évolution chronique lorsque l'anorexie mentale dépasse les 4 années. L'anorexie peut évoluer ou alterner avec des phases de boulimie. Dans tous les cas, plus le déni et la banalisation du sujet sont exacerbés, moins bon sera le pronostic.
D'ailleurs, 5 à 22 % des personnes anorexiques en meurent ou se suicident.
Dans le contexte de la boulimie, les complications somatiques interviennent au niveau des vomissements qui lui sont associés (atteinte de l'émail des dents, œsophagites, hypertrophie des glandes parotides donnant progressivement une apparence de « hamster » au niveau des joues, des risques de troubles du rythme cardiaque). La boulimie s'associe également à d'autres conduites addictives (alcool, tabac, médicaments, drogues...) et traduit des mouvements dépressogènes en toile de fond.
Quels indices doivent nous alerter et quelles réactions adopter ?
Bien souvent, les proches mais aussi les médecins ont attendu trop longtemps avant de considérer l'installation de ce processus. Les parents ont remarqué ces conduites depuis six mois, un an, un an et demi, mais le trouble a déjà envahit le quotidien du jeune et de sa famille.
- Il est important pour les proches de ne pas banaliser ces comportements et de consulter rapidement. Il faut faire attention aux régimes « qui réussissent trop bien et qui seraient suivis avec trop d'assiduité ». Il est important de ne pas se laisser séduire par l'enjeu du régime et sa force de réalisation.
- Il est essentiel que les professionnels de santé ne tardent pas à réagir, le diagnostic étant en effet rapide à faire : si une jeune fille perd 5 kilos en très peu de temps sans cause réactionnelle évidente et même si elle présente un surpoids, l'anorexie commence à s'installer dans la vie du sujet.
- Si la personne anorexique présente un IMC inférieur à 18, il faut l'HOSPITALISER sans attendre, car ce trouble ne se traite pas sans l'aide de professionnels, d'une équipe pluridisciplinaire (endocrinologues, médecins, psys, équipe éducative...) inscrite dans une structure de soin, équipe qui se veut partenaire de l'environnement familial, amical et scolaire de l'adolescent en souffrance. Ces soins sont essentiels à mener de façons conjointes.
Les mesures thérapeutiques et médicales
Un travail thérapeutique engagé en lien avec la famille et non pas nécessairement en coupure de ce lien familial peut être très profitable. Certains instituts et structures préconisent la séparation tandis que d'autres pionniers en la matière (la Maison de Solenne, créée par M. RUFO par exemple) questionnent ce dispositif souvent vécu comme culpabilisant pour la famille. Si la distance relationnelle est parfois nécessaire pour rétablir un équilibre familial entre l'enfant et ses parents, elle ne doit pas s'exercer en force « contre » mais plutôt « avec ».
Dans tous les cas, si l'éloignement est préconisé, il doit faire avant tout l'objet d'une alliance thérapeutique entre le jeune, sa famille et l'institution qui l'accompagne. La rupture des liens sociaux et scolaires ne sont pas toujours bénéfiques, car l'enfermement ne soigne pas et contribue à l'isolement social et affectif.
Les rechutes sont peut être plus nombreuses dans cette version « écologique du soin » (en situation réelle), mais résultent de la vie et permettent ainsi à la personne souffrant d'anorexie mentale de mesurer et de se saisir de son quotidien.
Les anorexiques se laissent progressivement anéantir par l'anorexie, maladie qu'elles cherchent à combattre dans un premier temps. Mais, le suicide anorexique, dans sa phase ultime, sert davantage à « tuer la maladie » plus qu'à se tuer soi même. Finalement, le meilleur antidépresseur pour une anorexique c'est de prendre trois kilos.
Ce travail est dès lors basé sur une conception plus réaliste et vient contrarier « la bulle de soin » habituellement proposée par les services fermés, en optant pour un accompagnement à la vie et les risques mesurés qu'elle comporte.
Enfin, si la rechute concerne en effet 40% des anorexiques, elle fait aussi partie intégrante de la guérison, celle là même qui endigue les 5 à 22 % de suicide anorexique. Il faut dès lors attaquer l'anorexie mentale et non la personne anorexique, ce qui suppose de travailler avec le jeune et de faire véritablement et authentiquement alliance avec les parents.
Comment et quand l'anorexie est-t-elle guérie ?
- Lorsque la jeune femme n'admire plus ce talent mortifère qui l'avait en son temps séduite et conduite à perdre avec assiduité tous ces kilos. Elle est en mesure de critiquer ces attitudes et pensées, cela ne la réjouit plus du tout.
- Lorsque la personne tombe amoureuse, admet ses préférences sexuelles (en situation d'homosexualité par exemple), l'affectivité reprend ses droits et réanime à la Vie.
- Lorsque la jeune fille devenue femme, devient à son tour mère, le temps de la grossesse et des neufs kilos pris finissent par redonner du sens au corps. Porter un enfant et le nourrir à son tour réassurent la jeune femme dans ses assises narcissiques.
Il est essentiel de conserver une vision optimiste, cette maladie aussi douloureuse soit-t-elle, se traite et guérit.
Céline Bidon-Lemesle, Psychologue Clinicienne, Thérapeute Familiale, Formatrice.